par Chems Eddine Chitour.
« Si j’étais musulman, je serais du côté des « fellagha ». Je ne suis pas musulman, mais je suis algérien, d’origine européenne. Je considère l’Algérie comme ma patrie. Je considère que je dois avoir à son égard les mêmes devoirs que tous ses fils. Ma place est aux côtés de ceux qui ont engagé le combat libérateur ». (Jules Roy, colonel d’aviation, écrivain né dans la Mitidja)
19 mars 1962-19 mars 2022 : 60 ans d’un passé qui ne passe pas ! Et pour cause ! On aurait cru que la France des droits de l’Homme se démarquerait de son aventure coloniale en reconnaissant les faits, rien que les faits, mais tous les faits. Il a fallu attendre 2002 pour que la réalité s’impose : les évènements étaient une guerre. Faudra-t-il attendre encore quarante ans pour cette vérité sur ce que fut la colonisation ? Au contraire, la France joue la montre, misant sur la lassitude et la disparition des derniers témoins. Dans cette réflexion, nous n’allons pas ad vitam æternam nous culpabiliser des ignominies et les faire passer par perte et profit. Le passé nous hantera épigénétiquement tant que les choses ne sont pas mises à plat, les pertes subies et les traumatismes qui ontinuent à se manifester, pendant 132 ans, sont une autre dimension sur l’échelle de la douleur qu’aucun historien ne peut cerner.
Un seul chiffre : l’Algérie a perdu pendant cette nuit coloniale, ce génocide à bas bruit, 6 millions de ses enfants. Qu’avons-nous fait du paradis ? disent-ils. Trois chiffres. Scolarisation, 10%. En 132 ans, moins d’un millier de personnes formées. Pénurie de cadres, une économie extravertie, l’Algérie était un réservoir de matières premières et un terrain d’expérimentation… 2022, l’Algérie c’est un système éducatif avec 12 millions d’élèves, 4 millions de cadres formés. Electrification totale… médecine gratuite… Il reste que pour repartir du bon pied, après le devoir d’inventaire, avec la France, celle-ci devrait faire son aggiornamento.
Près de soixante ans après l’indépendance algérienne, la date du 19 mars 1962 fait toujours polémique. En France, Hollande a voulu calmer encore une fois cette frange des d’extrêmes de l’OAS petite par le nombre, mais puissante par sa capacité de nuisance car elle n’arrive pas à déprogrammer dans son mental le logiciel des races supérieures et le mythe du paradis perdu. Gilles Manceron, commentant justement à l’époque la volonté du président Hollande de déclarer une journée de commémoration qui a été, on l’aura compris, descendue en flammes par les nostalgériques, écrit : « Cette Journée nationale du souvenir a été votée en décembre 2012, après l’élection de François Hollande comme président de la République. Parce que les partisans de l’Algérie française de l’époque, qui s’étaient opposés au cessez-le-feu des accords d’Évian, ont continué à faire entendre leur vision de l’Histoire, à savoir qu’il aurait fallu maintenir la présence française (…) Politiquement, elle a conquis la droite française. (…) C’est un fait qu’il y a eu encore des victimes après le 19 mars en Algérie et en France. Mais si elles ont existé, c’est en raison du refus de l’OAS de reconnaître l’indépendance et l’application des accords d’Évian (…) »1.
Cette capacité de nuisance est encore un fonds de commerce. Bien que ces Européens d’Algérie, qui ont certainement souffert, ne soient plus là, leur douleur est toujours instrumentée pour des vues bassement électoralistes. Avec le temps, il y a un partage de la rente mémorielle. Aussi bien la droite que l’extrême droite s’en réclament. Mieux encore, un sinistre personnage sentant la curée et l’impunité en fait son miel et risque de fracturer le corps social en lui faisant miroiter la pureté de la race, lui le paléo-berbère honteux. Pour l’histoire, sur le même thème, l’ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson, jette un pavé dans la mare en révélant que l’ancien président s’apprêtait, en 2012, alors qu’il était en pleine campagne pour le deuxième tour, à remettre en cause les accords d’Évian qui ont mis fin à la guerre en Algérie et qui régissent les relations entre l’Algérie et la France. « Qui peut imaginer que, en 2012, Nicolas Sarkozy a failli proposer de dénoncer les accords d’Évian ? », écrivent les deux auteurs du livre, Ariane Chemin et Vanessa Schneider, journalistes au Monde. L’ex-conseiller de Sarkozy a suggéré ainsi à Nicolas Sarkozy de revenir sur le titre de séjour spécifique que peuvent obtenir les Algériens. Finalement, Nicolas Sarkozy renoncera à son idée funeste. « Ce ‘nabot’ n’a ‘aucun courage’, il ne peut rien faire sans moi, Naboléon », se vante alors Patrick Buisson2.
On a beaucoup parlé des harkis pour les présenter comme des victimes du FLN. Personne n’a parlé de la réalité de ces épaves dont la France ne voulait pas. Pour contribuer à une écriture sereine de l’histoire, il faut mettre à plat le sort fait aux harkis - ces pestiférés des deux côtés de la Méditerranée – et comprendre comment la machine guerrière les a broyés en en faisant des traîtres à leur pays qui les a vus naître sous le regard sans indulgence du pouvoir colonial qui n’a pas voulu les reconnaître comme s’étant battus pour la France. Rares sont les gradés militaires qui ont n’ont pas obéi à l’ordre d’abandon (telex) et qui essayèrent de faire embarquer les harkis en vain défendit, Hélie Denoix de Saint-Marc parle de la réalité de la politique du général.
Il écrit : « Lors d’un Conseil des ministres le 25 juillet 1962, Pierre Messmer déclare : « Musulmans harkis et fonctionnaires se sentent menacés, l’armée demande la position du gouvernement ». De Gaulle répond : « On ne peut pas accepter de replier tous les musulmans qui viendraient à déclarer qu’ils ne s’entendraient pas avec le gouvernement. Le terme expatrié ne s’applique pas aux musulmans, ils ne retournent pas dans la patrie de leur père, dans leur cas il se serait agi que de réfugiés. On ne peut les recevoir en France comme tels que s’ils connaissent un réel danger »
À une question de Pompidou sur l’inadaptation de quelques milliers de harkis installés sur le plateau du Larzac, de Gaulle ordonne « de les mettre en demeure de travailler ou de partir ». Les harkis ont toujours été des variables d’ajustement du jeu politicien droite-gauche en France. Souvenons-nous de la phrase terrible de Georges Frèche, le professeur socialiste : « Vous êtes allés avec les gaullistes (…). Ils ont massacré les vôtres en Algérie et, encore, vous allez leur lécher les bottes ! (…) Vous êtes des sous-hommes, vous n’avez aucun honneur »3.
Dans cette tragédie qui a duré plus de sept ans, il s’est trouvé des Européens d’Algérie extrémistes qui ont pratiqué la politique de la terre brûlée le 2 mai 1962, à l’aube. Comme tous les habitants de La Casbah, je fus réveillé par une puissante déflagration. « Cela se passe à la place du Gouvernement », avons-nous pensé sur le coup, d’après le puissant bruit de l’explosion. On apprendra rapidement que cela s’est passé plus bas, sur le port. La voiture piégée actionnée par un commando de l’OAS visait les près de deux cents de dockers venus s’inscrire à l’embauche. Les snipers de l’OAS achèveront des blessés. 62 morts seront dénombrés et des centaines de blessés. Parmi les victimes, des enfants accompagnant leurs parents dockers. Le jour suivant, un massacre sera évité : l’OAS a voulu faire exploser un camion citerne de 12 000 litres de mazout en pleine Casbah.
Le général Salan, chef suprême de l’OAS, appelait à l’insurrection l’action des commandos de l’OAS notamment le sinistre Roger Degueldre et ses commandos Delta. Le nombre de victimes de l’OAS est difficile à établir précisément, la Sûreté nationale a le décompte le plus fiable : « 1622 morts dont 1383 musulmans et 239 Européens. Et de 5148 blessés dont 4086 musulmans et 1062 Européens ». Soit près de 7000 victimes au total. Pour le préfet d’Alger de l’époque, Vitali Cros, l’OAS a assassiné en quatre mois 4 fois plus de personnes que le FLN en six ans. Cette situation de chaos a amené l’exode d’une grande partie des Européens d’Algérie. Alors que les accords d’Evian avaient tablé sur 200 000 personnes sur le million d’Européens, ce fut le contraire. Après cette difficile épreuve, une autre attendait le peuple algérien : la course au pouvoir.
Depuis quelque temps, c’est une floraison de documentaires sur l’Algérie, qui tombent en pleine campagne, où l’Algérie bashing bat son plein avec des boutefeux qui se sentent pousser des ailes tellement le corps social en redemande. La nature ayant horreur du vide. De notre côté, nous ne sommes pas prêts à proposer des documentaires sur le vécu du côté algérien. Certes, les archives sont toujours prisonnières en France. Devons-nous continuer à sous-traiter l’histoire de l’Algérie par des historiens français ? Je constate que l’historien Benjamin Stora a de fait le monopole de l’écriture de l’histoire des 132 ans en surfant sur les dernières années de la guerre et, mieux encore, sur la détresse des pieds-noirs et des harkis.
Qu’en est-il du continuum de douleur de 132 ans de meurtre, de rapine ? Qu’en est-il des souffrances des algérien(ne)s enfumées dans les grottes, ancêtres des chambres à gaz ? C’est le criminel de guerre Bugeaud qui encourageait ses officiiers à les « enfumer comme des renards ». La grotte ou la tribu des Ouffias a été massacré 600 cadavres (hommes, femmes, enfants et vieillards) sans vie ont été retirés de la grottes
Pendant le débat qui a suivi la diffusion des 4 épisodes, l’une des participantes a noté que l’on parlait des derniers mois de la geure et qu’il faille remonter aux enfumades. Déplaçant ainsi le curseur là où il devrait être si on veut éviter un récit hémiplégique qui a la prétention de ne pas heurter les sensibilités encore vives des Français à la veille d’échéances électorales où le mythe de l’empire de la plus grande France est amalgamé avec un autre mythe, celui des races supérieures venues civiliser les sauvages au besoin en leur octroyant généreusement du napalm.
Nous fêtons le 19 mars 1962 comme la fin d’un cauchemar au long cours et qui a duré 132 ans avec une armée qui a terrorisé le peuple algérien mais aussi le petit peuple de pied-noirs. L’écrivaine Wassila Tamzali, interviewée par le journal La Croix, revient sur les évènements douloureux et fait l’inventaire des occasions ratées en décrivant l’après-19 mars 1962. Verbatim de l’essentiel de l’interview : « Les Arabes ont riposté. Le slogan « La valise ou le cercueil » la panique s’est emparée des pieds-noirs. (…) Nous sommes nombreux dans ce cas à vouloir, non pas rouvrir les pages de la haine et de la violence, mais simplement enterrer nos morts. Quand on conquiert un pays, quand on établit une hiérarchie entre les races, on enfreint l’ordre du monde. C’est ce qui me fait dire que les Algériens n’ont que faire d’excuses ou de réparations. C’est trop tard. Il ne fallait tout simplement pas venir. Ils veulent entendre que la colonisation est une violation de l’ordre du monde. Que par cette énonciation, le colonisateur reconnaisse ses responsabilités. On s’en éloigne de plus en plus »4.
Pour l’écrivaine, le rapport Benjamin Stora est un « pétard mouillé ». « Benjamin Stora, déclare-t-elle, est passé à côté de l’essentiel. Il explique avoir fait un exercice pratique, loin des slogans idéologiques tels que la repentance. Il épouse la politique des petits pas, confiant que le temps finira par faire son œuvre. Mais rien ne pourra advenir sans avoir au préalable énoncé une position éthique sur l’histoire. Lorsqu’en 2017, le candidat Macron est venu à Alger dire que la colonisation était un crime contre l’humanité, il avait raison ». C’était limpide et clair »(4).
« Les Algériens attendent cette reconnaissance d’un président, à l’instar de celle de Jacques Chirac lorsqu’il a reconnu la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs sous Vichy. Pourquoi n’est-ce toujours pas possible ? Primo Levi raconte un cauchemar qu’il faisait souvent lorsqu’il était déporté par les nazis : dans un déjeuner de famille, il essayait de dire la vie des camps, et sa mère, ses sœurs détournaient la tête. Personne ne voulait l’écouter. Aujourd’hui, comme dans le rêve de Primo Levi, le peuple algérien veut raconter son histoire, mais le peuple français ne veut toujours pas entendre. Il n’y a aucune empathie envers le peuple arabe et le peuple algérien en particulier. Les Français ne voient pas les Algériens, ils ne se reconnaissent pas en eux. Nous sommes des intrus les uns pour les autres. Hier, la colonisation, aujourd’hui l’émigration : nous ne sortons pas de cette image de l’intrus. La guerre d’Algérie va fortement délégitimer la France et avec elle l’Occident, et son discours sur la liberté, l’égalité, les droits de l’Homme. Ces principes vont être remis en cause, non seulement en Algérie, mais dans l’ensemble des pays anciennement colonisés. C’est d’ailleurs l’un des thèmes du débat aujourd’hui, la remise en cause de l’universalité. C’est ainsi qu’à l’indépendance, l’Algérie va revendiquer sa culture, son identité, largement basée sur l’islam »(4).
Si nous devons honnêtement et sans être exhaustif citer les amis de la Révolution algérienne, un nom nous vient à l’esprit : le philosophe Francis Jeanson, le porteur de valises, comme le baptisera Jean-Paul Sartre qui se voulait le défenseur des causes justes. Il s’était engagé aux côtés des combattants algériens après le déclenchement de la guerre d’Algérie, créant un réseau permettant de collecter et transporter fonds et faux-papiers pour les militants du FLN opérant en France. Si nous devons résumer l’accélération des évènements qui ont vu la Révolution algérienne être du bon côté de l’Histoire avec les différents soutiens, on citera notamment celui, très important, du sénateur John Fitzgerald Kennedy qui conseillait à la France de tourner le dos au colonialisme en vain.
Un article du journal le Monde de cette époque celle de son fondateur Hubert Beuve Mery, intitulé « Ces traîtres qui sauvèrent la France », énumère les grandes haltes rapporte : « Le 5 septembre 1960 s’ouvre, devant un tribunal militaire, le procès du ’réseau Jeanson’ ». Le même jour est publié un appel de 121 intellectuels sur le « droit à l’insoumission ». Retour sur ces hommes et femmes qui eurent le courage de dire non. « Ce lundi, le général de Gaulle pour dénier aux Nations unies le droit d’intervenir dans une affaire qui est de la seule compétence de la France ». Dans le même numéro, en dernière page, un court article annonce : « Le procès des membres du “réseau Jeanson” est appelé devant le tribunal militaire. Sur les bancs des accusés figurent vingt-trois personnes – dix-sept ‘métropolitains’ et six ‘musulmans’ -, mais pas Francis Jeanson, en fuite »5.
« On les accuse, poursuit Dominique Vidal, de rédaction et diffusion du bulletin Vérité pour…, de transport de fonds et de matériel de propagande du Front de libération nationale (FLN), de location d’appartements pour des militants algériens recherchés : assez pour justifier l’inculpation d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État ». Suit une brève de huit lignes : « Cent-vingt-et-un écrivains, universitaires et artistes ont signé une déclaration sur “le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie”. “Nous respectons et jugeons justifié, concluent-ils, le refus de prendre les armes contre le peuple algérien” ». Ainsi commençait l’affaire du « Manifeste des 121 »(5).
« À l’époque, cela fait près de six ans que la France ‘maintient l’ordre’ dans ses ‘trois départements’ d’Algérie – c’est-à-dire torture et massacre à grande échelle. Bref, c’est l’impasse. En cette année où la France se résigne à la souveraineté d’une quinzaine de ses ex-colonies africaines, elle refuse obstinément celle de l’Algérie. Que faire ? La gauche ‘classique’, balayée par le raz-de-marée gaulliste de 1958, étale son impotence. Hostile à la négociation avec le FLN ». « Ceux qui veulent manifester concrètement leur solidarité avec les Algériens cherchent donc ailleurs. Dès 1958, la diffusion des livres La Gangrène et La Question – publiés par les Éditions de Minuit, mais aussitôt interdits parce qu’ils témoignent de la généralisation de la torture – mobilise des centaines de militants. D’autres fondent le Comité Maurice Audin, pour qu’éclate la vérité sur la ‘disparition’ de cet étudiant enlevé par les parachutistes. En juin 1960, des personnalités de toutes opinions – y compris gaullistes – se retrouvent dans le Comité Djamila Boupacha, cette combattante du FLN emprisonnée dont l’avocate Gisèle Halimi tente de sauver la tête »(5).
« Au début de la guerre, déclarera Hélène Cuénat, une des principales accusées du procès Jeanson, j’ai commencé par participer à des actions légales. (…) Puis il est devenu évident que cela n’aboutissait pas. La guerre continuait. Il m’a semblé qu’il n’y avait plus qu’un seul moyen : se ranger aux côtés d’un peuple qui luttait contre le colonialisme ». Comme elle, plusieurs centaines de militants basculent dans la clandestinité — les premiers dès 1957. Les réseaux, notamment celui dirigé par Francis Jeanson puis par Henri Curiel, prennent en main l’aide aux militants du FLN. (…) En septembre, le Conseil des ministres accroît les peines en cas d’appel à l’insoumission, à la désertion et à la désobéissance, décide de suspendre les fonctionnaires impliqués et interdit même les 121 de radio-télévision, mais aussi de cinéma et de théâtre (subventionnés). L’Église, en particulier, bouge : « Les jeunes qui se refusent à des actions déshonorantes ont pour eux la morale, le droit et la loi », écrit, le 13 octobre 1960, le rédacteur en chef de La Croix, le R.P. Wenger »(5).
« Rien, après le procès Jeanson et le Manifeste, ne sera plus comme avant. L’histoire serait-elle injuste ? Vain, le sacrifice des maquisards et des militants du FLN ? Inutile, l’engagement des Français qui permirent à l’opinion de peser de plus en plus massivement en faveur de la paix ? Leur liberté, les Algériens la doivent donc d’abord à leur propre combat, et, pour une part, à l’aide de leurs amis français. Ces ‘Amis de l’Algérie’, quarante ans plus tard, le président Abdelaziz Bouteflika en a rencontré quelques-uns lors de sa visite d’État en France, en juin 2000. Il leur a raconté ses retrouvailles, en 1966, avec Francis Jeanson. Au discours de remerciements de son interlocuteur, le chef du réseau avait répondu : ‘Mais qu’est-ce que tu connais, toi, de la France, sinon Bugeaud et Bigeard ? Tu t’adresses à moi comme si j’étais un traître à mon pays. À partir d’aujourd’hui, je voudrais que tu retiennes que mes camarades et moi n’avons fait que notre devoir, car nous sommes l’autre face de la France. Nous sommes l’honneur de la France’ »(5).
La réussite de la Révolution algérienne s’est faite aussi grâce à des justes de tout bord, Européens d’Algérie, Français de souche qui ont porté haut et fort l’image de la liberté à l’instar du réseau Jeanson qui a vu des dizaines de citoyen (ne)s françai(e)s s’engager du fond du cœur pour la dignité de l’Homme. Au vu du nombre d’Européens d’Algérie et Français métropolitains, des justes qui ont accompagné la Révolution, ceci devrait nous inciter à comprendre qu’à côté des colons possesseurs des terres, il y a avait tout un petit peuple d’Européens d’Algérie, nés en Algérie, sur même plusieurs générations, qui a quitté l’Algérie en catastrophe, aiguillonné par l’OAS. Cela a été un déchirement, l’équivalent d’un cataclysme analogue à celui qui a suivi la Reconquista et qui a vu l’afflux des Andalous, qu’ils soient musulmans ou juifs, accoster et être accueillis en Algérie. Il y eut cependant des Français qui sont restés et ils ont continué à vivre sans problème dans le pays6.
Sans remonter à la comptabilité macabre de l’invasion française et au génocide à bas bruit et qui aurait fait, selon l’historien Lacheraf, plus de 6 millions de victimes, il faut savoir que pendant 124 ans, soit 45 260 jours d’occupation, pour la période concernant la Révolution, soit en 2915 jours, les estimations sont différentes selon que l’on se place du côté algérien ou français. Plusieurs centaines de milliers de morts, 2,5 millions d’Algériens dans les camps. 10 000 villages brûlés, le plus souvent au napalm. Voilà pour le cadeau.
Pour nous, le 19 mars est un devoir, un instant d’introspection, pour se pénétrer que nous sommes des nains juchés sur les épaules de nos valeureux dirigeants, les Ben M’hidi, les Didouche et tant d’autres icônes qui nous ont tracé un chemin, celui de la dignité. C’est aussi le recueillement devant toutes les victimes de la folie meurtrière de l’OAS. Nous ne pouvons développer un langage cohérent si nous ne mettons pas de l’ordre dans notre façon d’évaluer, soixante ans après, les vrais dossiers sur lesquels il faut être ferme. Il s’agit, à titre d’exemple, de la mémoire algérienne disséminée dans les espaces appropriés de France et de Navarre, tels que centres de recherche, bibliothèques, musées…
Pour cela, et plus que jamais, l’Algérie se doit de mettre en chantier le récit national dont la guerre de 132 ans que nous avons faite pour nous libérer n’est qu’un segment d’une histoire de près de 3000 ans qui attend d’être écrite. On verra graduellement enfin émerger une histoire assumée. Pour ce faire, nous avons un devoir d’inventaire à élaborer pour remettre à sa vraie place le FLN historique comme étant la source commune qui ne saurait continuer à être pris en otage par une évanescente famille révolutionnaire dont on peut se demander honnêtement quelle est sa valeur ajoutée. Nos valeureux moudjahidine et nos martyrs n’ont que faire du fonds de commerce actuel. J’invite nos autorités à écouter nos historiens, les conforter dans cette mission du salut de la nation pour élaborer un récit national œcuménique, qui ne fait l’impasse sur aucune période.
19 mars 1962-19 mars 2022. La guerre des mémoires est encore plus vivace que jamais. Avec la France, les relations vont continuer à traverser une zone de perturbation passagère avec la zemmourisation des esprits qui a mis à nu quelques traits du fond rocheux français où des relents de messianisme, de paternalisme et, disons-le encore, de l’esprit de races supérieures qu’un trublion, pris par l’hubris des cimes, se voit en Néron et flatte les mauvais instincts des nostalgiques du bon temps des colonies, risquant, par son aventure criminelle, de fracturer durablement le corps social français avec la marginalisation des Français d’espérance musulmane, qu’ils soient des Algériens ou des harkis.
Nous portons notre drame dans nos gènes, d’une façon épigénétique. « Une étude vient de prouver – et c’est une grande première – qu’on pouvait transmettre un traumatisme à ses enfants. Une expérience a été menée par les chercheurs du Mount Sinai Hospital de New York sur des survivants de la Shoah. Les résultats ont ensuite été comparés à ceux de leurs enfants. Dans l’étude publiée par la revue Biological Psychiatry, les scientifiques ont réussi à prouver la thèse de ‘l’hérédité épigénétique’ : l’idée que des éléments environnementaux comme le tabagisme, l’alimentation et le stress peuvent affecter les gènes de nos enfants ».
La génération suivante des victimes de l’Holocauste avait donc les mêmes anomalies hormonales que les personnes souffrant du syndrome de stress post-traumatique comme leurs aînés7.
Mutatis mutandis, ll n’est de ce fait pas interdit de penser que l’immense tremblement de terre, qu’ont subi les Algériens un matin de juillet 1830 du fait de l’invasion de la France a des des répliques, à savoir les errances actuelles, les traumatismes et les interrogations.Les transmissions épigénétiques devraient être prises en compte pour tenter d’approcher le martyr du peuple pendant 132 ans.
Soixante ans après, nous devons, pour la pérennité de notre pays, dans un monde de plus en plus dangereux, où les alliances font que les adversaires d’hier peuvent être les amis d’aujourd’hui, réévaluer à sa juste mesure la responsabilité de ces Algériens (harkis) qui avaient choisi de se battre, certaines fois à leur corps défendant, contre d’autres Algériens. Le temps passé, les passions se sont adoucies. De plus, la génération des acteurs de la guerre commence à quitter la scène. Devons-nous continuer à faire porter la faute aux descendants des harkis ? Ce sont des dizaines de milliers de jeunes Français, avec des racines algériennes. Allons-nous leur tourner le dos et ne pas répondre à leur désir de garder le lien avec l’Algérie de leurs pères ? N’est-il pas venu le moment de lancer justement une réflexion sur le futur ? Imaginons que nous arrivons à regarder ensemble vers une coopération avec ces jeunes qui, sans avoir connu les affres de la guerre, souhaitent garder le lien avec le pays de leurs aïeux. Il en sera de même des Algériens du bout du monde, en Nouvelle-Calédonie et en Martinique, scories d’une histoire coloniale dont il faudra bien un jour faire l’inventaire.
La phrase de Jeanson résume à elle seule la grandeur d’âme de ces Européens qui, au péril de leur vie, ont pris conscience qu’il y avait un peuple qui, pendant 132 ans, s’est battu pour sa liberté. À ceux-là, l’Algérie devrait dire toute sa reconnaissance, s’il est vrai que nous ne pouvons continuer à regarder dans le rétroviseur. Nous pouvons inventer un nouveau dialogue, il faut pour cela être à deux. Si la France des « droits de l’Homme » en théorie à portée universelle fait son aggiornamento en reconnaissant que la colonisation est une suite de déni de la personne humaine, la torture, les enfumades sont autant de crimes imprescriptibles, alors rien ne s’oppose à un nouveau départ. pour regarder vers l’avenir une fois apuré le contentieux mémoriel.
Professeur émérite Chems Eddine Chitour
pour le SillonPanafricain
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