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Ibn Khaldoun (ou Ibn Khaldûn) est sans doute le seul grand penseur de l’Histoire qui ne fut pas européen et indéniablement le plus grand historien du Moyen Âge. Dans son œuvre majeure, Le Livre des exemples, il raconte l’Histoire universelle à partir des écrits de ses prédécesseurs, de ses observations au cours de ses nombreux voyages et de sa propre expérience de l’administration et de la politique. L’introduction, intitulée la Muqaddima (les Prolégomènes en français), expose sa vision de la façon dont naissent et meurent les empires.

Ibn Khaldoun est  issu d’une grande famille d’origine andalouse chassée d’Espagne par la Reconquête chrétienne. Quand il naît à Tunis en 1332 ( durant le califat hafside de Tunis [1]) , les Mérinides dominent le Maroc cependant que les Valois accèdent au trône en France. Quelques années plus tard, le Maghreb sera frappé par la Grande Peste tout comme la chrétienté médiévale.

Après une existence active comme conseiller ou ministre des souverains musulmans du Maghreb, Ibn Khaldoun se retire à 45 ans au Caire, où il rédige son œuvre et enseigne. Ne tenant pas en place, il passe par Damas en 1401, peu avant que la ville ne soit assiégée par Tamerlan [2]. Le vieux sage obtiendra alors du redoutable conquérant qu’il épargne la vie des habitants.

L’historien explique comment les « Empires », à commencer par l’empire perse et l’empire romain, ont assuré leur pérennité en désarmant leurs sujets pour mieux les pressurer et en utilisant le produit des impôts pour recruter des troupes parmi les guerriers qui nomadisent aux frontières !

Cette thèse implique l’asservissement des populations et leur désarmement : « L’impôt est une humiliation que des hommes libres et armés ne tolèreraient pas,» dit Ibn Khaldoun .

Elle se vérifie assez généralement au cours de l’Histoire, si on met à part les cités antiques, fondées sur la conscription citoyenne… et bien sûr les États-Nations ouest-européens (y compris les « empires » français ou allemand). 

Le bel âge des empires

Les empires tels que les conçoit Ibn Khaldoun naissent de la soumission des sédentaires par des tribus nomades dotées de la force militaire, l’asabiya en arabe. Ainsi des Arabes en Orient ou encore des Mongols ou des Mandchous en Chine.
Le premier objectif des conquérants est l’occupation des villes. À partir de là, trop peu nombreux pour encadrer les masses paysannes, ils désarment celles-ci pour mieux les pressurer.
Notons toutefois que leur principale source d’enrichissement est en général le commerce international car il leur est beaucoup plus facile de taxer les marchands, minorité généralement détestée par les masses, que de lever l’impôt foncier. D’où l’importance des grandes routes commerciales comme la route de la soie dans la prospérité des empires arabes de Damas et Bagdad.

Les taxes et les impôts remontant vers la capitale, celle-ci en vient très vite à concentrer les richesses de l’empire…

Il y a six siècles, Ibn Khaldûn proposait une grille d’analyse politique originale. L’islamologue Gabriel Martinez-Gros la reprend pour défendre une nouvelle lecture de l’histoire du monde. Stimulant.

1« Ibn Khaldûn (1332-1406) (…) vivait dans un monde qui ressemblait au nôtre par certains aspects (…). Un monde urbain réglé, policé, et qui se vivait libéré de la violence, pacifié par l’autorité d’États omnipotents, mais pour cela même accablés par d’incessants soucis financiers. » Gabriel Martinez-Gros, dès les premières pages de Brève histoire des empires, expose son ambition d’écrire, à la lumière des concepts posés par Ibn Khaldûn, penseur andalou, arabe et musulman du XIVe siècle, une histoire du monde sous un angle nouveau. Car Ibn Khaldûn reste l’un des seuls intellectuels non européens – sinon le seul, pour l’auteur – à conceptualiser une philosophie historique qui lui donne les moyens de penser une histoire vraiment universelle.

2 La ‘asabiyya est un concept clé de l’œuvre d’Ibn Khaldûn, à la base de l’écriture de cette autre histoire du monde. La ‘asabiyya est une force sociale, un esprit de corps, une dynamique de solidarité guerrière. Elle est le propre des marges, des tribus qui l’exercent ponctuellement au détriment des sédentaires. Ces derniers sont plus riches, individualisés mais domestiqués par l’État, garant de leur sécurité en échange de leur productivité. Pour Ibn Khaldûn, c’est la‘asabiyya des tribus arabes qui leur a permis au VIIe siècle de briser les prospères empires perses et byzantins, pourtant infiniment plus peuplés. Car structurellement, un empire ne peut être que faible. Il ne dure que s’il désarme ses sujets, les cantonne à des activités productrices qu’il peut taxer (agriculture, commerce…). Ce faisant, il perd la force guerrière qui a permis sa création, est souvent emporté en trois générations. Ainsi le premier empire musulman, celui des Omeyaddes, dure un siècle (650-750). Pour perdurer, un empire doit pacifier son élite combattante, donc devient vulnérable. Son ancienne ‘asabiyya n’est plus. Il doit donc chercher d’autres ‘asabiyya à ses marges, des tribus mercenaires qui renonceront à l’agresser moyennant rémunération. Rome soudoie les Barbares qui se pressent à ses frontières, leur accorde sa citoyenneté pour qu’ils la protègent de la convoitise des hordes suivantes.

3 L’auteur écrit une histoire mondiale (en fait eurasiatique) scandée par les émergences et destructions cycliques d’empires, depuis les Perses achéménides au Ve siècle avant notre ère jusqu’à l’affirmation de l’Angleterre impériale au XVIIIe. L’ordre des chapitres renvoie à ce découpage chronologique. Le premier survole les empires achéménide, athénien, romain et chinois des Han (v. – 500/v. + 200). Le chapitre II montre l’émergence des religions de pacification que sont le christianisme et le bouddhisme (200-750), générant une « éclipse impériale » qui prend fin quand s’affirment les empires Tang en Chine et musulman au Moyen-Orient – l’Europe tourne alors le dos au modèle strictement impérial. Entre 750 et 1200, l’Islam connaît une succession de ‘asabiyya avant de s’effondrer sous les coups de boutoir des invasions mongoles, qui viennent aussi à bout du brillant empire chinois des Song, successeurs des Tang. Les guerres de destruction menées par Tamerlan (v. 1400) achèvent d’appauvrir le Moyen-Orient, alors que la Chine des Ming prend la suite de la Chine mongole (1200-1500). Le dernier acte du livre nous montre un monde impérial tripolaire  : l’Inde des Moghols, la Chine des Qing et l’Angleterre sont les puissances majeures en 1800, devançant les empires islamiques ottoman et perse. À ce moment-là, le monde passe sous l’ombrelle européenne  : l’Angleterre conquiert l’Inde par des moyens militaires et la confiscation de la rente fiscale, traditionnelles étapes de la constitution de l’empire. Puis dopée par sa révolution industrielle, elle met la Chine à genou par la logique mercantile d’une économie plus productive, la force militaire étant devenue secondaire. « Un monde nouveau est né », commente G. Martinez-Gros.

4 Cette histoire globale se veut grand public. Peu de notes, pas de bibliographie ni d’index. Le schéma se révèle convaincant quand il est appliqué aux destins quasi simultanés de Rome et de la Chine des Han. Le livre montre des forces et quelques faiblesses, par exemple en ne sollicitant que quelques sources classiques, comme Jacques Gernet pour l’histoire de la Chine ou Mirko Grmek pour celle des épidémies. Ces auteurs constituent un fond très solide, mais le champ qu’ils ont exploré a depuis connu d’autres théoriciens. On en retirera une belle analyse des conjonctions menant un empire – et au-delà un État – à la ruine, prenant en compte le social, l’économique, le religieux et le milieu naturel comme le militaire. On ressort convaincu de cette lecture de la pertinence et même de l’actualité des concepts d’analyse politique posés par Ibn Khaldûn. Car un empire est une machine, non pas à broyer, mais à apaiser les masses – tout en attisant des divisions, ethniques ou autres, qui permettent d’opérer des équilibres entre les différentes ‘asabiyya sollicitées pour sa défense. Mais c’est l’État-nation moderne qui, par la conscription, est arrivé à l’exercice effectif du monopole de la violence, sans avoir à le déléguer à une marge guerrière et potentiellement rebelle. « L’empire n’attaque pas, il défend la prospérité et la civilisation contre les barbares », mais il ne peut le faire qu’en soudoyant certains de ces barbares pour assurer une sécurité qu’il n’est pas en mesure de garantir lui-même.

5« S’il est une tâche constante de l’État, c’est de créer de la vie sédentaire, c’est-à-dire de désarmer, de pacifier, de priver de violence l’immense majorité des populations qu’il contrôle, de les dépouiller de la colère et de la rudesse naturelles aux groupes humains pour en faire de paisibles producteurs et de dociles contribuables. » Soit. D’où viendrait alors l’exception européenne, aboutissant à la création des États-nations dans un monde d’empires, à l’hégémonie qu’elle a pu exercer ces deux derniers siècles sur le monde  ? De ce que la fragmentation des pouvoirs a aboli la distinction fondamentale posée par Ibn Khaldûn entre les fonctions du producteur et du guerrier. Le soldat-citoyen hérité des révolutions met à bas l’ordre du monde chez lui, mais aussi chez les autres, puisqu’il autorise les conquêtes coloniales. La violence, jusque-là interdite à la majorité, est alors rendue à tous et se déchaîne dans les deux conflits mondiaux. Et l’auteur de s’interroger en conclusion  : n’en reviendrions-nous pas à un monde d’empires, dont les jihadistes et les narcotrafiquants seraient les nouvelles ‘asabiyya  ?

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« Pour Ibn Khaldûn, plus le pouvoir est barbare et mieux l’État fonctionne »

Manuscrit autographe des « Prolégomènes » d’Ibn Khaldûn

PHILITT : La pensée historique d’Ibn Khaldûn repose sur une dialectique entre État sédentaire et marges tribales « barbares ». Pouvez-vous nous préciser ces grands traits ?

Gabriel Martinez-Gros : Je dois d’abord préciser que j’énonce ces grands traits tels que je les ai compris. Ceci posé, je dirais que ce qui est remarquable dans sa pensée, c’est qu’elle part d’une vision économique du monde : il s’agit de savoir comment créer de la richesse dans un monde agraire qui, spontanément, n’en crée pas. Cela se fait par un phénomène artificiel qu’on appelle l’État : l’État, c’est ce qui lève l’impôt par la coercition, sur laquelle tout repose. Cet impôt permet une concentration et une accumulation de la richesse, des ressources et des hommes qui entraînent ce que nous appellerions aujourd’hui des gains de productivité. Dans la ville, dit Ibn Khaldûn, se créent des métiers qui n’existent nulle part ailleurs, à cause du raffinement des activités et de la demande. C’est par cette ramification, par cette spécialisation que la civilisation (‘umrân) obtient ses « gains de productivité », qui bénéficient à tous, y compris à ceux qui ont payé l’impôt, qui reçoivent ainsi la contrepartie de ce qu’on leur a pris par la dictature de l’impôt.

Un seul inconvénient à cette spirale admirable, que nos économistes libéraux ne sauraient trop applaudir : ce processus suppose le désarmement des populations. En effet, dit Ibn Khaldûn, une population armée ne paierait pas l’impôt, puisque l’impôt est une humiliation, une « exaction » comme on le disait au Moyen Âge, c’est-à-dire « ce que l’on tire » des populations. Vous voyez le sens que le mot a pris aujourd’hui… Une population libre, solidaire et armée repousserait nécessairement l’impôt ; il est donc du plus haut intérêt de l’État et de la civilisation, non seulement de désarmer et de désolidariser les populations, mais aussi de leur inculquer dès l’enfance une forme de crainte qui les rende tout à fait malléables au pouvoir de l’État, et qui facilite, par conséquent, cette coercition qu’est l’impôt.

L’État se trouve donc devant une impasse : il désarme matériellement et psychologiquement, alors qu’il n’est qu’une clairière de civilisation, de population dense et riche, au milieu d’une forêt de populations clairsemées mais belliqueuses puisque non soumise à l’État. L’État crée donc une situation impossible dans laquelle des masses denses et riches sont laissées à la merci de populations tribales qui vivent dans les marges et qui sont fascinées par l’extraordinaire richesse de la clairière. Que peut faire l’État ? Il n’a d’autre solution que de faire venir certaines des populations barbares des cercles périphériques pour les faire entrer à son service, de sorte que c’est aux barbares que sont dévolues les fonctions de violence.

Extrait d’un manuscrit mamelouk

Parmi toutes les ramifications de métier qu’opère l’État, la première est la division entre fonctions de violence et fonctions de production, qui, dans un système impérial, recouvre une distinction ethnique ; on le voit dans le monde musulman, mais aussi en Chine ou dans les derniers siècles de l’Empire romain, illustrations d’autant plus spectaculaires de la théorie d’Ibn Khaldûn que ce dernier n’en connaissait rien. Cette distinction ethnique est souvent doublée d’une distinction linguistique : dans le Caire du XIIIe siècle, le turc n’est pas nécessairement la langue naturelle de tous les membres de l’élite militaire mamelouke, mais ils l’apprennent tous dans les casernes : c’est leur langue, par opposition à la langue des sédentaires.

Peut-on dire que les sédentaires ne disposent pas de leur liberté, contrairement aux marges tribales qu’Ibn Khaldûn nomme les bédouins ?

En terme de liberté juridique, ils sont évidemment libres. Mais en terme de liberté politique, au sens à la fois grec et moderne, non, effectivement : ils n’ont aucune part à la décision politique. C’est même probablement parce qu’Ibn Khaldûn a compris cela qu’il abandonne le monde politique. En tant que Tunisois (de la villa de Tunis) et par ses origines d’Andalou, il appartient profondément au monde sédentaire, désarmé depuis des siècles, et en tant qu’administrateur, il sert ceux qui prennent les décisions politiques. Ce qui se fait d’ailleurs dans une autre langue que la sienne : les décisionnaires politiques avec lesquels il travaille sont en effet soit des souverains berbères au Maghreb, soit des souverains turcs en Égypte, soit des chefs de tribus arabes. Mais l’arabe de ces dernières n’est pas le même que l’arabe citadin d’Ibn Khaldûn. Les contacts avec ces tribus lui vaudront leur protection, ce qui lui permettra de se dégager du pouvoir politique. Cela n’a en effet rien d’évident, le prince n’acceptant pas, en général, qu’on le quitte : on ne quitte pas la mafia !

Le terme de mafia est assez fort ! Tout État est-il donc une forme de mafia, dans la mesure où il assure une protection en échange du paiement d’un impôt que l’on peut assimiler au racket ?

Oui, mais Ibn Khaldûn reconnaît volontiers que la protection de la mafia est indispensable au bien-être des peuples. En effet, un pouvoir barbare et tribal ne paie pas ses troupes : le roi est servi par sa tribu parce que c’est sa tribu. Il n’a pas besoin de lever beaucoup d’impôts, puisque l’essentiel de l’impôt sert à acquérir des troupes. Dans les premières générations d’une dynastie, les troupes sont gratuites. La société ne peut que s’en porter bien : quand l’impôt est faible, l’activité économique est stimulée. Ainsi, plus le pouvoir est barbare et mieux cela fonctionne, y compris pour les populations sédentaires qui sont certes exclues du choix politique, mais qui vivent mieux.

Mais le processus s’inverse à la fin d’une dynastie…

En effet, puisque les souverains se rapprochent des populations qu’ils dominent, adoptent leur langue, rompent avec leur tribu. La tribu se dissout dans la société sédentaire, parce que cette dernière assume, en mieux, toutes les fonctions assumées par la tribu : protection militaire, policière et sociale. C’est là un axiome chez Ibn Khaldûn : les hommes ne sont solidaires que s’ils y sont obligés. S’ils n’en éprouvent plus la nécessité, si l’État leur offre en mieux tout ce que leur offrait la tribu, ils n’ont plus de raison d’être solidaires. Cette thèse rencontre un écho très fort à notre époque : nous vivons dans des sociétés peu solidaires parce que nous vivons dans des États très solides. L’État remplace tout : la solidarité familiale n’a donc plus lieu d’être.

Dans votre Brève histoire des Empires, où vous utilisez la grille de lecture khaldûnienne pour analyser l’évolution de différents empires, vous écrivez qu’en fin de cycle dynastique, la levée de l’impôt ne sert plus qu’à payer les troupes : l’État est-il encore viable à ce moment ?

Au fur et à mesure que les troupes deviennent payantes, le système se dégrade. Le pouvoir doit lever de plus en plus d’impôts pour engager des mercenaires, au moment même où il est sous la pression des tribus environnantes, c’est-à-dire au moment où les régions périphériques commencent à lui échapper et où, par conséquent, sa masse fiscale se réduit. À la fin, la plupart du temps, la dynastie défait l’État : ce qui avait été accumulé dans les premières générations est dilapidé dans les dernières. La capitale est pillée par l’État parce que c’est la dernière accumulation de richesse sur laquelle l’impôt peut être levé.

De façon surprenante, vous considérez, dans la Brève histoire des empires, que les Grecs conquérants de l’Antiquité correspondent à la définition khaldûnienne du « barbare ». Faut-il en conclure que tout conquérant est un barbare ?

Tout conquérant est barbare dans la mesure où il révèle l’existence d’un empire à conquérir. Il est impossible d’imaginer que 30.000 Grecs et Macédoniens aient pu, avec Alexandre le Grand, conquérir un empire d’environ 25 millions d’habitants, correspondant à l’Empire achéménide, si ces habitants n’étaient, selon un processus khaldûnien, désarmés. C’est en ce sens que les Grecs sont des barbares. Mais à l’époque d’Alexandre, ils ont déjà inondé la Méditerranée de leur production et préparent culturellement l’Empire romain. Ce sont donc des barbares très civilisés ! J’emploie le terme de « barbare » pour signifier que les cités grecques ou le royaume de Macédoine ont conservé des structures militaires qui mobilisent très largement les populations. En face, vous avez une structure qui est proprement impériale, très khaldûnienne, – probablement la première de l’histoire – dans laquelle une infime minorité perse a désarmé des populations très majoritaires.

Dans la mesure où, à l’heure de la mondialisation, il n’y a plus guère de marges tribales, sinon extrêmement faibles et pratiquant la piraterie plutôt que la conquête, peut-on vraiment appliquer Ibn Khaldûn au monde actuel ?

C’est précisément la question : la théorie d’Ibn Khaldûn va-t-elle retrouver du lustre ou, comme le pensaient ceux qui la découvraient avec admiration dans les années 1860, appartient-elle à un monde révolu ? Ce qui permet de penser qu’elle a un avenir, c’est l’idée que la civilisation creuse sa propre tombe. Comme nous l’évoquions à propos des Grecs jouant, face à l’Empire achéménide, le rôle des barbares, il ne peut y avoir de conquérants s’il n’y a d’abord des conquis. Or la civilisation fabrique des conquis. C’est ce qu’il y a de plus provocant chez Ibn Khaldûn.

Le processus de modernisation mondiale, de civilisation, est un processus d’urbanisation, de sédentarisation, de scolarisation et de baisse de la fécondité. Il y a donc formation de ce que j’appelle « l’empire » ; il n’y a certes pas d’empire mondial, au sens où il n’y a pas d’organisation internationale qui prélève des impôts à l’échelle mondiale. Nous payons toujours nos impôts à l’échelle nationale. Les structures politiques de l’empire n’existent donc pas. En revanche, il y a une « communauté internationale », une unité de civilisation, une unité idéologique : le pacifisme profond des esprits, ce qui tend à donner une importance colossale à des marges très réduites. Songez que Daech, qui occupe les colonnes des journaux, est une organisation de 40000 à 50000 hommes. En 1945, Daech n’aurait pas pesé beaucoup face aux dix millions de soldats de l’Union soviétique, par exemple. Comparé aux guerres de masse de l’âge démocratique, aux millions d’hommes des deux guerres mondiales, il y a un tel abaissement de la violence des sédentarités, c’est-à-dire des empires, que cela donne des chances à de petites formations. Et là, vous vous retrouvez dans un monde très khaldûnien : pour les 7 à 8 millions de Syriens et d’Égyptiens des XIIIe et XIVe siècles, vous avez 7000 à 8000 mamelouks qui suffisent à contrôler le territoire.

D’autre part, le système que nous connaissons depuis deux siècles, celui de la révolution industrielle, fonctionne d’autant mieux que la croissance économique est plus forte. Or cette croissance donne des signes de faiblesse. Plus le gâteau à partager sera maigre, plus on sera tenté d’en venir aux armes pour en prendre une part plus importante. Ici, je pense aux cartels latino-américains ou aux bandes africaines : au Salvador, on estime que les bandes contrôlent le tiers du territoire et de la population.

Dans Fascination du djihad, vous écrivez qu’ « il n’y a d’autre recours contre la violence des bédouins, que la force démocratique ; une force démocratique qu’on doit simplement concevoir mieux partagée, plus équitable et moins arbitraire que la violence des tribus ». Mais y a-t-il vraiment un recours contre ce qui est, selon le schéma khaldûnien, une loi de l’histoire inéluctable ?

Le modèle d’Ibn Khaldûn n’est pas le seul. C’est un modèle qui s’est imposé dans l’histoire des grands États impériaux, et qui, à mon avis, nous menace. Nous pouvons sombrer dans ce modèle, mais nous n’avons aucune excuse pour cela car nous connaissons historiquement les antidotes. L’antidote majeur est le régime qui s’est mis en place, idéologiquement et politiquement, à partir de 1789, et de façon très concrète à partir de 1870 avec le service militaire, l’école obligatoire… C’est le régime de la fabrique du citoyen-soldat. S’il y avait mobilisation générale des populations, Daech ne ferait pas le poids. Mais nous n’en prenons pas le chemin. Cela est dû en partie à une première aporie, qui tient à notre conception de la démocratie : depuis 1945 pour l’Europe, et depuis les années 1960 pour les États-Unis, avec l’opposition à la guerre du Vietnam et la lutte pour les droits civiques, la démocratie est associée à la paix – ce qui est une absurdité ! Cela n’a jamais été le cas, il faut le dire franchement. Il y a quelques années, un chercheur anglais se croyait original en notant que les pays démocratiques avaient été les pays les plus belliqueux. Grande découverte en vérité : Thucydide le savait déjà ! La démocratie, précisément, ce n’est pas la paix, et c’est ce qui nous fait peur. Une véritable vision démocratique de la crise pousserait en effet à une mobilisation, par le biais d’une garde nationale par exemple, et c’est ce devant quoi nous reculons parce que dans le discours général, démocratie et paix sont liées.

L’autre aporie, qu’on peut nommer chrétienne ou freudienne, peut être exprimée ainsi : le problème de la civilisation, c’est la civilisation. Côté freudien, cela signifie que la civilisation est répression de l’eros, c’est un thanatos. Côté chrétien, il s’agit de la possibilité même d’une société sans violence. L’islam n’a pas ce problème ; l’islam réel, les États musulmans ont certes joué un rôle pacificateur, mais se sont efforcés de restreindre une violence présente dans la religion. C’est pourquoi je pense qu’un Ibn Khaldûn avait plus de chance d’apparaître dans la civilisation islamique que dans le christianisme. Pour un chrétien, il y a une difficulté à penser franchement la guerre comme une chose utile. S’il est vrai que peu de savants musulmans ont pensé la guerre dans sa réalité concrète, parce qu’elle était considérée comme propre aux barbares, Ibn Khaldûn est de ceux qui essaient de penser le rôle de la violence dans la constitution de l’État.

Vous préconisez donc d’assumer la violence démocratique. Mais n’est-ce pas déjà le cas quand nous bombardons Daech ou quand les Américains recourent largement aux drones d’attaque ?

C’est symbolique ! La violence de l’aviation est justement une mise à distance de la violence. J’entendais un jour dans un reportage un jeune pilote, dont je ne remets pas en cause le patriotisme, qui comparait son appareil à un bureau : c’est précisément le problème. Mais en réalité, il ne s’agit pas uniquement de violence : si la civilisation fait de nous des conquis, ce n’est pas seulement en nous dépouillant de notre violence, mais c’est surtout en nous dépouillant de notre solidarité. Ce n’est pas par hasard si les mouvements fascistes, qui sont tout de même parmi les grands mouvements du XXe siècle, sont nés des solidarités du combat dans les tranchées de la guerre de 1914. Les fascistes avaient redécouvert les valeurs de solidarité du combat, c’est-à-dire des valeurs barbares khaldûniennes.

Gabriel Martinez-Gros est professeur d’histoire médiévale à l’université Paris Nanterre. Spécialiste de l’Andalousie, il s’est aussi penché sur l’œuvre d’Ibn Khaldûn, auquel il a consacré plusieurs travaux, dont Ibn Khaldûn et les sept vies de l’islam (Actes Sud, 2006). Dans sa Brève histoire des empires (Seuil, 2014), il applique de façon convaincante et originale la théorie historique d’Ibn Khaldûn à différents empires et montre qu’elle se vérifie dans une large mesure. Il a récemment publié Fascination du djihâd. Fureurs islamistes et défaite de la paix (PUF, 2016).

NOTES de H. Genséric

[1] Le Califat Hafside de Tunis, est un ancien sultanat de Berbérie orientale dirigé par la dynastie des Hafsides (arabe : الحفصيّون al-afsiounberbère : ⵉⵃⴰⴼⵙⵉⵢⵏ Iafsiyen) ou Banou Hafs, qui règne sur l’Ifriqiya entre 1228 et 1574. L’empire hafside soumet l’Algérie orientale allant même jusqu’à imposer sa suzeraineté au royaume de Tlemcen, au Maroc mérinide, à l’Espagne des Nasrides de Grenade. Sa capitale, Tunis, fut largement dotée d’édifices religieux et administratifs et devint un grand centre commercial ayant des relations avec la Catalogne, la Provence et les cités marchandes italiennes ; les communautés chrétiennes de ces pays se développèrent à Tunis ; Abou Zakariyyā entretint des rapports cordiaux avec le roi d’Aragon, cependant que des musulmans d’Espagne (les « Andalous ») venaient se réfugier en Ifrīqiyya.

[2] La marche sur Damas. Tamerlan reçoit Ibn Khaldoun : le tyran et le savant

SIR JOHN GLUBB ET LA DÉCADENCE IMPÉRIALE

Par Hannibal Genséric
Via le SillonPanafricain

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