par Leslie Varenne.
Il est impossible de prédire toutes les conséquences pour le Sahel de la guerre en Ukraine. Cependant, certains effets sont d’ores et déjà visibles. L’envolée des prix, la disponibilité des matières premières, des céréales et, surtout, des engrais font craindre une aggravation de l’insécurité alimentaire dans de nombreux pays avec des risques non-négligeables de famine. Un autre contrecoup et non des moindres serait la réorientation des fonds des grands bailleurs au profit du conflit dans l’Est de l’Europe. Cela entraînerait une diminution de l’activité des ONG dans le Sahel dans l’un des pires moments de son histoire. Le directeur du Programme alimentaire mondiale (PAM) a supplié les pays développés de ne pas négliger le Sahel, la Libye, le Liban, la Syrie : « Si vous le faites, les conséquences seront catastrophiques, plus que catastrophiques. ». Mais en plus de ces graves conséquences humanitaires, c’est sur le terrain géopolitique et militaire que des mutations peuvent avoir lieu.
L’inquiétude des Etats-Unis
Les Etats-Unis en ont conscience et ce qui les préoccupent le plus est la perte d’influence de l’Occident sur le Continent. Pascal Airault, dans un article de l’Opinion résume fort bien l’état d’esprit américain en titrant : « Joe Biden veut garder l’Afrique dans l’axe du bien ». C’est peu de dire que le résultat du vote à l’Assemblée générale des Nations Unies appelant la Russie à retirer « immédiatement, complètement et sans conditions toutes ses forces militaires en Ukraine » a provoqué un certain émoi. Seuls 28 pays africains sur 55 ont approuvé la résolution, les autres se sont soit abstenus, soit ont pratiqué la politique de la chaise vide, seule l’Erythrée a voté contre.
L’affaire est prise très au sérieux à Washington. L’ambassadrice américaine à l’ONU a déclaré qu’il ne « pouvait pas y avoir de terrain neutre et que cette crise n’était pas simplement une compétition de guerre froide entre l’Occident et la Russie. » Dans la foulée de la résolution le chef de la diplomatie américaine Anthony Blinken a reçu Moussa Faki, le président de la Commission africaine, quant à la secrétaire d’Etat adjointe, Michele J. Sison, elle s’est rendue au Mali le 15 mars et s’apprête à venir en France.
Enfin, le général Townsend, patron de l’AFRICOM s’est fendu récemment d’une série de tweets manifestant son attachement et son intérêt pour le Continent : « Peut-être que l’Amérique a pu ignorer l’Afrique dans le passé, mais ce n’est pas l’avenir. (…) nous sommes les partenaires de choix dans une grande partie de l’Afrique (…)» « (…) l’USAFRICOM protège et fait progresser les intérêts américains, empêche la distraction stratégique et préserve les options de l’Amérique (…). » Si avec de telles envolées, les Africains ne sont pas conquis et continuent la « distraction stratégique »…
Le basculement des opinions publiques
Ces visites, comme ces déclarations, montrent que Washington cherche à reprendre la main en Afrique. Ferait-il de moins en moins confiance à son partenaire français pour assurer l’endiguement de la Russie et de la Chine sur le Continent ? Il est vrai que le Mali et la Centrafrique ne votent plus en chœur avec la France et des voix comme celles du Sénégal, dont le président est aussi celui de l’Union africaine pour l’année en cours, ou du Congo Brazzaville se sont abstenues. Comme tous leurs homologues de par le monde, les chefs d’Etat africains sont sensibles à l’état d’esprit de leurs opinions publiques et celles-ci ne sont pas majoritairement pro-occidentales.
Loin de dissiper ce rejet des politiques extérieures de la France, de l’Union Européenne ou des Etats-Unis, la guerre en Ukraine l’exacerbe. Les doubles discours sur le traitement de ce conflit par rapport à ceux de Libye, d’Irak ou d’Afghanistan agacent. Le sort fait aux ressortissants qu’ils soient Latinos, Asiatiques ou Africains qui tentent de fuir Kiev indigne. L’accueil privilégié accordé aux réfugiés ukrainiens, qui fuient les bombardements, comme tant d’autres avant eux, choque. Quant aux propos d’un racisme décomplexé prononcés par certains commentateurs de plateaux télé et d’hommes politiques sur « ces réfugiés qui nous ressemblent » « cette immigration de qualité, dont on pourrait tirer profit », ils ne sont pas de nature à faire basculer les opinions publiques dans « l’axe du bien » !
Le basculement militaire
Quelle que soit la durée de la guerre dans l’Est de l’Europe, celle-ci aura également et nécessairement des conséquences sur les dispositifs militaires de la France et des Européens au Sahel. Un premier dégât collatéral a déjà eu lieu. Les Antonov ukrainiens sur lesquels la France comptait pour opérer son désengagement du Mali et rapatrier du matériel lourd ont été détruits par l’armée russe sur l’aéroport de Gostomel. Paris opère des rotations avec l’A400 M qui ne transporte que 37 tonnes au lieu des 250 tonnes du plus gros avion-cargo, ce qui ne simplifie pas une tâche déjà délicate.
A priori, la reconfiguration de l’opération Barkhane ne devrait pas être modifiée puisqu’elle était déjà engagée avant le 24 février. Pour l’instant, les contours du nouveau format restent encore flous, les observateurs sont confrontés au « brouillard de guerre », pour employer une expression tendance actuellement. Les déclarations faites par le général Michon, commandant de la force Barkhane, à Ouagadougou sont contradictoires avec celles d’Emmanuel Macron. Ce dernier avait déclaré « Il ne s’agit pas de déplacer ce qui se fait au Mali ailleurs, mais de renforcer ce qu’on fait au Niger et de soutenir davantage le flanc sud ». Or, le général Michon a annoncé, lui, que ce retrait ne « consiste pas à se repositionner au Niger ».
Selon nos informations, le nouveau dispositif devrait être éclaté entre divers pays, Côte d’Ivoire, Bénin, Niger, Burkina Faso, mais rien ne semble arrêté. Les annonces sont prévues pour le mois de juin, soit après l’élection présidentielle. Au passage, la guerre en Ukraine écrasant tout, il est regrettable qu’il n’y ait ni débat sur le sujet pendant la campagne électorale, ni bilan de l’engagement français au Sahel sous ce quinquennat.
Reste qu’il y a fort à parier que les prochains arbitrages laisseront encore une portion plus congrue au nouveau dispositif. Les stratèges de l’armée française ne seront plus enclins à faire pression pour accentuer l’effort de guerre dans la Bande sahélo-saharienne afin de sanctuariser le budget des armées. Le conflit dans l’Est de l’Europe a miraculeusement replacé ce dossier sur le haut de la pile. En outre, les moyens en hommes et en matériels ne sont pas extensibles, or, il est fort probable que lors du Sommet extraordinaire de l’OTAN qui doit se tenir le 24 mars, l’Alliance demande des troupes aux Etats membres pour renforcer son flanc oriental.
L’acte de décès de l’opération Takuba, grand chantier de Emmanuel Macron, est déjà écrit, même s’il n’est pas officiellement acté. Par ailleurs, quatre pays Roumanie, Tchéquie, Estonie, Pologne, sur les neuf encore engagés, ont d’autres priorités.
L’Allemagne, elle, s’interroge sur la poursuite de son engagement au sein de la Mission de formation de l’Union Européenne au Mali (EUTM) au sein duquel sont employés 300 de ses concitoyens. Cette réflexion a été entamée avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. En tout état de cause, son maintien ou non ne serait pas existentiel : lors d’un récent sondage huit Maliens sur dix ne connaissait pas cette mission…
Quant à l’OTAN qui « étudiait les possibilités d’étendre ses partenariats aux pays de la région du Sahel », elle n’a plus besoin d’aller voir ailleurs puisqu’elle a retrouvé sa raison d’exister : combattre la menace russe.
L’existence de la force des Nations Unies au Mali, (MINUSMA) n’est pas, au moins pour l’instant, remise en question, et c’est heureux. Quels que soient les défauts structurels de cette force, sa présence reste indispensable pour apporter du secours aux populations, occuper le terrain, documenter les incidents sécuritaires. Il est à noter que pendant toute la période d’intenses tensions entre les gouvernements français et maliens, la MINUSMA est restée dans une posture de stricte neutralité. C’est tout à son honneur de ne pas avoir reproduit les erreurs de l’ONUCI lors de la guerre de 2011 en Côte d’Ivoire. Cependant, le départ de Barkhane complique sa mission et la rend encore plus dangereuse1, sans force de réaction et sans appui aérien. La France a proposé de continuer à apporter cet appui au Mali, donc à la MINUSMA, mais à la condition expresse « qu’il n’ y ait pas de Wagner » comme l’a spécifié le général Michon lors de sa conférence de presse à Ouagadougou.
Concernant la société militaire privée russe Antonio Guterrez a, lui, pris une position plus mesurée en déclarant en janvier dernier : « C’est une décision souveraine du gouvernement du Mali d’avoir une coopération avec une organisation comme celle-là », il a ajouté que « la seule chose que nous voulons, c’est que ça ne crée aucune difficulté » à notre mission. Néanmoins, une réflexion sur l’augmentation des moyens de la MINUSMA, sa force de réaction, et un mandat plus solide devrait nécessairement être à l’ordre du jour.
Les dix plaies d’Egypte
La situation reste inchangée pour le G5 Sahel si tant est qu’il en ait les moyens, le problème de ses ressources étant récurrent depuis ses débuts en 2014. L’Union Européenne est le plus grand bailleur du G5 et du Sahel, or même si elle dispose de budgets conséquents, avec la guerre en Ukraine il n’est plus certain que cette région fasse partie de ses priorités.
Depuis 2014, Bruxelles a accordé plus de 18.2 milliards d’euros d’aides et de prêts à conditions très favorables à l’Ukraine (sachant en plus qu’avec le conflit, les prêts qui représentent environ la moitié de cette somme ne seront pas remboursés). Les pays de la région du Sahel ont reçu quelque 8 milliards d’euros d’aide depuis 2013. Les budgets ne sont, eux non plus, pas extensibles, après le « quoi qu’il en coûte’’ de la pandémie et les conséquences des sanctions imposées à la Russie, l’inflation et les difficultés économiques guettent les Etats européens. En cas d’assèchement brutal des financements occidentaux quel moyen restera-t-il pour des pays qui doivent faire face aux menaces djihadistes, à l’envolée des prix de l’énergie, aux pénuries d’engrais et de céréales dus à des sanctions qu’ils n’ont pas édictées ? Le Sahel est un des grands perdants de ce conflit. Manquerait plus qu’une invasion de sauterelles et le tableau serait complet.
source : Iveris